Chakè Matossian, en 2001, et Maxime Longrée, en 2003, dont les textes sont réédités dans ce livre, ont déjà noté une volonté indicielle dans la mise en oeuvre des peintures d'Aïda Kazarian, l'une évoquant le "travail d'un repli de l'icône sur l'indice" à propos de ses taches irisées captant la lumière, scandées comme un "chant doux et salvateur", l'autre définissant comme indice la trace du doigt, dont AK (nous pouvons dans la suite de ce texte appeler ainsi l'artiste sans la trahir puisque c'est de même que commencent toutes ses signatures codificatrices témoignant de la chronologie mais aussi des matériaux de son oeuvre) rappelle que sa "peinture est glissée ou déposée, et ce geste de contact (effleurement ou pression) se répète, inlassablement (...)"
L'un et l'autre ont également relevé "l'émergence du signe graphique" (Ch. M.) ou la linéarité en "boustrophédon" de son graphisme (M.L.) et rappelé la "dimension mnésique" de son travail.
Les oeuvres les plus récentes d'AK, tableaux, livres, rouleaux, dont certaines furent exposées au mois de mai à l'université du Québec à Montréal, confirment cette dimension indicielle de sa recherche vécue comme lieu privilégié d'une suite de moments picturaux rendant visible, par un travail de patience constante et de répétitions appliquées jusqu'à l'épuisement, se refusant volontairement à toute possibilité d'interprétation immédiatement significative, la récitation intérieure et à jamais indicible de l'intime. Utilisant par ailleurs de plus en plus ses doigts parallèlement au travail de l'éponge, AK, par ses choix de la disposition du doigté et de la matité ou de la brillance irisée de la peinture mais aussi par les différentes positions de son corps variant selon les supports lors de son travail, amplifie la perception de ses peintures, qui seront à regarder/lire autant comme signifiés que comme signifiants de moments sensibles de son histoire personnelle et de l'importance de leur mise en mémoire.
La position de son corps diffère en effet selon qu'elle peigne sur une toile, un rouleau ou un livre. Si les uns et les autres, à quelques rares exceptions près, sont toujours posés sur le sol, elle peint les pages d'un livre assise sur un coussin, la longue feuille d'un rouleau couchée au sol. Par contre, les toiles étant posées verticalement sur le sol, les plus grandes mesurant 180 cm de côté, elle commence à les peindre d'abord debout, puis à genoux et enfin couchée au sol pour terminer la suite de ses lignes se suivant de haut en bas. Dans ses dernières oeuvres, créées après ses tableaux "de vertige" qu'elle avait décidé d'expérimenter consécutivement à un court moment où, souffrant de troubles à l'oreille interne, elle avait subi de pertes d'équilibre, la suite de ses lignes d'appositions de doigts, qu'elle tourne à chaque fois sur eux-mêmes pour créer un effet de tourbillon sur la toile, ne suit plus l'ordre linéaire du haut du tableau vers le bas, mais est déterminée par les changements successifs des quatre côtés, sur lesquels le tableau repose à chaque passage de ligne, afin d'accentuer l'effet de tournis qu'elle recherche.
A l'écoute des réminiscences de sa mémoire, de ses moments de douleurs face à la mort, à l'inéluctable passage de l'existence à la seule remémoration du corps (nous pensons ici aux peintures du Fayoum) ou de la pensée de l'être disparu (tels celle de leurs écrits), mais aussi de ses moments de bonheur, de proximité ou d'amitié, AK touche, effleure, presse du (des) doigt(s) d'une ou de ses deux mains, la toile ou le papier pour y déposer ou faire glisser légèrement, par application successives, la peinture, après avoir retrempé le bout ou le côté de ses doigts à chaque fois que la suite de leur application sur le support les a asséché. Ce contact du bout des doigts lui rappellent, telle une complainte de deuil assumé, l'au revoir à sa maman décédée, leurs côtés extérieurs évoquent les travaux au crochet de sa grand-mère, les peintures au filet de ping pong font remonter à sa mémoire les tournois de l'amitié avec Aimé N'takayka, les touchés-glissés de peinture blanche, tourné sur eux-mêmes, sur des toiles elles-même tournées et retournées sur leurs quatre côtés, de même que ses expériences de tourbillons où elle fait tourner sur elles-mêmes des toiles non encore sèches en les lançant horizontalement au raz du sol, rendent compte de ses moments anxieux de vertige. Par contre, les livres, de petits formats, les rouleaux, dont certains sont frangés comme des tapis d'Orient, son goût pour l'éclatante légèreté des feuilles d'or ou au contraire le poids mat des feuilles de plomb, apparaissent comme autant de moments de plaisir de la lecture, ou de l'épanchement de soi dans le silence tacite d'un journal secret.
Le désir de AK du contact avec la toile ou le papier, la caresse de la peinture, plus ou moins liquide, coulante encore ou presque sèche sur la peau, donne au geste assumé dans sa répétition de sa volonté remémoratrice, un rythme, à chaque fois différent selon les moments et les supports choisis, affirmant sa présence intériorisée par chacun de ses touchers ne s'adressant qu'au regard, où le doigté est devenu son pinceau originel. Par sa touche, la peinture de AK se révèle celle de l'atemporalisation de la présence disparue ou des souvenirs d'antan, celle des transferts de féminité, de sa grand-mère à sa mère, à sa fille, transferts enluminés par la poussière scintillante, telle l'éclat d'une comète, de l'iridescence de la peinture.
Mais ce pinceau originel est également celui de la résurgence de sa culture ancestrale, celle du tissage chatoyant des tapis du proche Orient, celle toute en jambages répétitifs et pourtant bien différenciés de l'écriture arménienne, se lisant comme un flux de ce qu'il importe de savoir ou encore, celle d'une relation au phrasé lancinant mais combien précis dans ses différentes tonalités de la musique classique arménienne, où l'appel à la mélancolie détermine le désir de reterritorialisation non du lieu, mais de l'affect, du poids de la mémoire, de ce "chant doux et salvateur", auquel se confronte, face aux oeuvres d'AK, le regard de l'amateur de peinture, celui pour qui l'oeuvre, tableau, rouleau ou livre, devient un passage de la simple considération esthétique à l'osmose de percept qu'elle propose.
Michel Baudson, juin 2004