Huit cahiers deux fois. Telle est l'œuvre d'Aïda Kazarian qui se dénomme Ayl, d'après la pièce du compositeur Claude Ledoux, créée en 2012 suite à une commande du festival Ars Musica. L'instrument au centre de ce concerto est un instrument à anches, la clarinette, dont Claude Ledoux rapproche le timbre à cet instrument millénaire qu'est le duduk.
Ayl : des époques qui se croisent, des timbres qui s'unissent dans un chant de récolte, emprunté au répertoire traditionnel arménien. Chant d'abondance et de vie. Aïda Kazarian écoute, va souvent au concert. Entend. Certaines auditions demeurent lettre morte, d'autres se prolongent, en écho, après le silence. Chaque cahier est une réminiscence, le prolongement de cette musique qui retourne la conscience, car elle s'inscrit dans un temps qui la dépasse et dont elle témoigne. Les cahiers sont fait d'or, réfléchissent la lumière comme les icônes. Leur couverture, unique, à l'exception du premier cahier, offrent une surface monochrome et texturée, semblable au grain de la peau. Puis, quand on l'ouvre, l'éblouissement du jaune sur la garde, qui vous remplit de ce bonheur d'exister. Après deux cahiers réalisés avec le corps de l'artiste, avec sa main, ses doigts, comme il est de coutume ces dernières années, Aïda Kazarian utilise pour cette première suite un crayon à la mine polychrome. Plusieurs des pages des cahiers de cette série sont composées en partant du centre de la double page, et paraissent succéder au mouvement d'implosion sonore que l'on entend dans l'interprétation de l'Orchestre philarmonique de Liège sous la direction de Manuel Lopez Gomez. Comme souvent chez Aïda Kazarian, chaque cahier, à l'intérieur d'une même technique, développe plusieurs procédés graphiques. Parfois, le crayon est une ligne qui erre, vibre sur la page, comme le son de la clarinette ou du duduk qui nous entrainent dans des lieux qui chaque fois nous surprennent et nous déroutent. Ailleurs, le crayon crée des bourrasques, des nuages, de véritables nappes visuelles. Tantôt, le crayon sur les doubles pages dépose autant de signes infimes qui composent un ciel étoilé, abstrait. Tantôt, la mine s'écrase, dépose quelques poussières. Le graphisme est toujours nerveux, on perçoit en suivant le développement des lignes que les cahiers ont été accomplis d'un seul jet, sans méditation préalable. Ils se font en se faisant. L'idée de composition est absente, c'est la répétition du geste et l'improvisation qui structurent l'ensemble de ces carnets de peinture. Ils sont semblables aux gammes qu'un musicien répète jour après jour pour conformer sa main et son bras à son instrument. La deuxième série de cahiers créée après l'audition de Ayl est bien différente. Si elle débute par deux cahiers qui prolongent le travail au crayon, les six autres sont réalisés à la gouache, dans des noirs profonds, veloutés, avec la main. Chacun de ces cahiers doit être imaginé double page après double page avec, dans les interstices, du blanc, qui fait vivre par transparence ce qui suit et précède. Ce blanc participe visuellement du dessin, comme la résonance appartient à la musique. Le blanc se froisse au revers, s'ombre, se tend. Il est une seconde main. Aïda Kazarian peint sur des toiles, dessine chaque jour dans ses cahiers en répétant des gestes ancestraux, tisse, comme le paysan moissonnait en chantant pendant la récolte, et ainsi s'inscrit ce qu'on a voulu faire disparaître. Chaque fois identique, chaque fois différent, comme la musique de Ayl qui, en arménien, signifie « autre ».
Alexandre Vanautgaerden (2013)
Texte extrait du catalogue de l'exposition "Ostinato"