L'IRIDESCENCE DE TOUCHER |
J'ai grandi entourée de tapis d'Orient à la maison et
dans l'atelier de restauration de mes parents. Le temps y défilait
au rythme des points noués et des chansons d'amour. Plus tard,
on m'a fait remarquer que les jardins que je peignais éclosaient
sur la toile en boustrophédon, cette écriture primitive
dont les lignes allaient sans interruption de gauche à droite
et de droite à gauche, à la manière des sillons
d'un champ, comme le tissage d'un tapis : avec tendresse, j'ai prolongé le
geste de ma maman en me l'appropriant. Le travail a pris alors la forme
d'une écriture picturale où les enjeux de la peinture sont
sans cesse remis en question, je pourrais dire: remis sur le tapis. Le
corps qui apparaît sous différentes formes de manière
récurrente dans mon travail a d'abord été figure,
puis, l'image du corps s'est réduite, métamorphosée,
en traces, en indices. Avec le temps, ces figures m'ont paru insatisfaisantes
et je les ai recouvertes d'une couche de peinture, dans une série
de tableaux qu'après coup j'ai nommé " les jardins ".
Sous la végétation, les corps continuent à respirer.
Le jardin est devenu poumon. La période des " jardins " a été le
travail de deuil de la figuration, désormais enterrée.
Dans le même temps, l'instrument a changé : l'éponge
a remplacé le pinceau, suivant l'analogie entre l'éponge
et le poumon, organe de la respiration, corps spongieux à la structure
alvéolaire. L'éponge est comme un poumon qui aspire et
expire la peinture. En 1997, impuissante à rendre un hommage par
les moyens habituels, j'ai utilisé mes doigts et leurs empreintes
. Posé sur le support de façon répétitive,
l'éponge ou le doigt y laisse son empreinte qui s'y décline
selon le rythme de ma respiration, enregistrant les limites de ma résistance
physique jusqu'à l'épuisement (épuisement rendu
visible, quasi palpable, par sa transcription sérielle sur le
support, lorsque l'instrument, chargé d'une quantité de
peinture qui diminue à chaque empreinte, se pose successivement,
laissant une trace qui décline mais ne s'évanouit jamais
complètement). L'écriture des empreintes digitales est
comme une partition, une partition écrite à un, à deux, à trois, à quatre
ou à huit doigts, à une ou à deux mains. Ces variations
sont induites par les formats, les dimensions, les supports que je choisis
en fonction de la sensation tactile (polyester, coton, plomb, velours,
plastic, feuille d'or, papier,...), les outils (éponge, doigt,
vent,...), les matériaux (gel acrylique, bombe aérosol,
teintures, peintures, ...). La peinture irisée, que j'utilise
souvent, est un matériau dont la perception varie en fonction
de la position du spectateur et de la lumière. La plupart du temps,
on regarde une peinture en cherchant à éviter le reflet
de lumière que la surface peinte peut nous renvoyer, parce que
le reflet est comme un leucome, le leucome du tableau. A l'inverse, quand
je regarde une de mes peintures à la couleur irisée, je
cherche le reflet, parce qu'il ne soustrait plus quelque chose au regard
mais lui ajoute, ne jouant plus comme voile mais comme révélateur.
Pour jouir pleinement de l'irisation de la couleur, il ne suffit plus
de se déplacer dans l'axe du tableau mais latéralement,
de manière à percevoir le basculement d'une couleur vers
une autre, en fonction de l'angle d'observation par rapport à la
source de lumière. Le déplacement latéral du spectateur
rejoint celui du peintre lorsqu'il couvre la surface d'un bord à l'autre.
C'est une peinture qui ne révèle pas toutes ses facettes
simultanément mais successivement, dans la suite des points de
vue égrenés dans le déplacement du regard, incluant
une dimension temporelle dans le dévoilement du tableau. Expérience
qui renvoie à mon enfance lorsque, couchée sur les tapis
d'Orient, je jouais longtemps à les caresser de la main dans le
sens du poil ou à rebours, fascinée par les effets de la
lumière sur la surface lissée ou hérissée.
Mon travail de peinture peut se présenter sous forme de tableaux,
de livres, de rouleaux, dont les titres s'apparentent à des codes
qui énumèrent mes initiales, l'année du travail,
les initiales du support, ses dimensions et le numéro de la série.
Des séries sont nées où l'écriture picturale
en boustrophédon est toujours présente sous différentes
formes d'empreintes . Elle m'offre des bifurcations surprenantes au fil
de mon vécu. Le désir de rendre un hommage est à l'origine
d'une variété d'empreintes dont la typologie semble inépuisable:
j'y relève, parmi d'autres, les frontales, les latérales,
les glissées, les pianotées, les pivotées, les tourbillonnantes,
les couplées. Ma vie est rythmée par l'obsession du travail
quotidien de la peinture.
Peindre, c'est faire et ce faisant se faire.
Peindre, c'est partager l'insaisissable.
Aïda Kazarian
Bruxelles 2003 / Montréal 2004