AÏDA KAZARIAN : LE RYTHME DE L'IRIS | Chaké Matossian |
Le parcours d'artiste d'Aïda Kazarian compte de nombreuses balises
en Belgique, il évolue et s'approfondit au fil des prix qu'il
reçoit des diverses institutions qui en reconnaissent la qualité.
Dans sa dernière exposition à la Chapelle de Boendael à Bruxelles,
Aïda Kazarian a mené vers un degré de pureté une
problématique qui la hante depuis ses premières recherches,
celle du nouage et de la trame. La tapisserie ne produit plus un dépassement
de la bidimensionalité de la toile, elle devient au contraire
intériorisée, donnant à penser ce qu'il en est de
l'arrière-plan du tableau et du geste de l'artiste. Les travaux
présentés à la chapelle relèvent pour la
plupart d'une investigation sur la limite du visible et la capture de
la lumière. Abstraites, de grandes toiles blanches révèlent
des taches irisées, non pas des taches comme salissures et autres
scories mais comme points lumineux, vides optiques et haptiques, ocelles
d'une peau d'animal inconnu. A la limite de la disparition, émergeant
subtilement du support blanc, les taches de couleurs affirment une minéralité de
la touche par leur aspect irisé. L'artiste travaille ainsi une
sorte d'oxymore en peinture, par l'association du plus dématérialisé (la
lumière) au plus inerte (le minéral qui donne lieu au métal).
Elle réalise avec et par l'uvre une expérience alchimique,
effectue la transformation de la couleur métalisée en lumière
et pose des taches irisées comme autant de miroirs reflétant
un monde empli de multiples dimensions qui échappent au sens.
D'où l'abstraction voulue et revendiquée, qui perturbe
plus d'un visiteur dans ce lieu ouvert à tous, aux habitants du
quartier, aux curieux et aux passants, à ces promeneurs qui ont
l'habitude de croire qu'ils " comprennent " un tableau par
le simple fait qu'ils y reconnaissent une forme familière. Comble
de l'illusion dont Aïda Kazarian s'amuse à démonter
le piège en exhibant les taches brillantes, c'est-à-dire
en produisant le travail d'un repli de l'icône sur l'indice. Aucun
endroit ne pouvait mieux correspondre à la monstration de cette
recherche qu'une chapelle. La valeur et la fonction indicielles des taches
irisées se renforcent par le rythme que l'artiste leur impose.
Loin d'être désordonnées, elles occupent l'espace
de la toile en le scandant, de manière répétitive,
comme un chant secret de moine ou de prisonnier, un chant doux et salvateur
qui offre par sa répétition un autre espace, soit, pour
reprendre les termes de Gilles Deleuze et Félix Guattari, une " déterritorialisation ".
A l'intérieur de la Chapelle, Aïda Kazarian produit, par
ses toiles un déplacement des limites spaciales, donnant par la
temporalité qui appartient au rythme des taches irisées,
une capacité à dépasser et déplacer le territoire.
L'artiste a choisi plusieurs formats, ceux auxquels est habitué le
spectateur occidental et celui, oriental, du rouleau. Celui-ci occupe
la place d'honneur dans la chapelle, un lieu qui entre en accord avec
sa forme qui est le rappel de l'émergence du signe graphique,
du tracé en colonnes verticales des débuts de l'écriture.
Les uvres font le tour de la chapelle, jouant le blanc sur blanc,
l'interrompant parfois par une petite toile verte, un sursaut sur les
murs, nous faisant comme un clin d'il pour nous rappeler qu'il
y a l'herbe sous les pieds, la terre avec l'idée, le dehors du
dedans. L'un de ces petits tableaux nous présente en gros plan
les mailles d'un tricot ou d'un filet, l'autre plus marécageux,
se rapproche du camouflage et tous deux sont là comme monstration
du piège du regard.
D'où, peut-être, le caractère insolite des titres
qui ressortissent aux noms de code, comme par exmple : " A K O O
T C D 1 8 0 . 3 " Il s'agit d'un encodage, une sorte de code barre,
résultant d'une synthèse des initiales de l'artiste, de
l'année de création, du support utilisé, des dimensions
et du numéro de la série. Mais, au-delà de cet aspect
pratique, le titre se fait chiffrage. L'uvre détient une
dimension supplémentaire, secrète et préservée
par le nom de code derrière lequel se cache une dédicace
qu'il revient à l'artiste de pouvoir révéler. Le
secret alchimique est montré dans sa formule qui, en même
temps, préserve et masque un certain rapport du tableau au monde
vécu et à son interprétation. Le code nous renvoie
aussi à l'élaboration de la toile, aux cheminements de
la pensée qui surviennent pendant que le travail s'effectue et
dont il garde la trace, soulignant la dimension mnésique du travail.
Une toile, un tissu, une trame peuvent se faire coffrets et nul doute
que, chez Aïda Kazarian, le tableau-toile ne soit la transmutation
d'un tapis d'Orient dans l'image duquel, on le sait, quelqu'un a laissé un
secret.
(Chaké Matossian est Docteur en philosophie et théorie de la communication, le texte a paru dans le journal " Haratch " du 7/10/2001)